PREFACE A ZIRYAB

Titi Robin Andalousie Andalucía Andalusia portrait louis Vincent

photo Louis Vincent

BRAISE, MA PLAIE ROUGE, MON COEUR QUI BAT

article paru dans le numéro 1 de la revue LA FABRIQUE DE MÉDITERRANÉE dirigée par Thierry Fabre, publiée chez Arnaud Bizalion Editeur.

J’ai brisé sans le vouloir, / mais avec une violence acide et muette, / le pourtour de ton nom, / Méditerranée. // Car je t’appelle ainsi, / ainsi, je te nomme, / ainsi, je te veux. // Les chaines ouvertes gisent dans la poussière / comme la mue d’un vieux serpent argenté / et ma semelle usée les ignore. // Je t’enjambe ainsi, / ainsi, je te prends, / ainsi, je te veux. // Tu ne vois que mon ombre quand je pars, / alors que je te fais face, / et que je brise avec une violence acide et secrète, / le pourtour de ton nom, / Méditerranée. // Car ainsi, je t’appelle, / car je te nomme ainsi, / car ainsi, je te veux.

La première fois que je me suis baigné dans les eaux lumineuses de la mer  Méditerranée, c’était à partir des rives nord. Le Nord-Ouest de l’Europe, je le vivais comme un lieu d’ouverture vers les cultures protestantes anglo-saxonnes, aimantées par l’Amérique du Nord. J’y devinais confusément un conditionnement social et politique qui heurtait ma fierté d’adolescent. Le Sud latin de l’Europe assumait avec plus d’assurance ses cultures populaires natives et croisait les cultures musulmanes africaines, berbères et arabes, puis glissait vers l’Asie Centrale et l’Inde du Nord. Mon pays, la France, semblait avoir du mal à reconnaitre ces racines méridionales ainsi que ses traditions populaires régionales. Cette réticence faisait partie de son histoire, presque de son identité. Je suis finalement devenu l’enfant d’une culture souterraine d’où sont nées ma musique et mon écriture. 

Ma vision de la Méditerranée est esthétique et non pas ethnologique. Si elle s’appuie sur une expérience concrète, même si elle s’incarne dans un vécu et une pratique, elle n’en reste pas moins une pure construction artistique et subjective. « La Çukurova réelle m’intéresse, mais la Çukurova imaginaire que j’ai créée m’intéresse davantage. » disait Yaşar Kemal* (les notes sont en fin d’article) de sa région d’Anatolie dont il était originaire et où se déroulent nombre de ses romans à vocation néanmoins universelle.

La Méditerranée est pour moi nafidha*, pencere*, parathyro*, khidkee*, une fenêtre. Elle  ouvre sur un monde qu’on ne saurait décrire en prose. Nous aurons un besoin viscéral de la poésie. Nous convoquerons les modes musicaux et leur logique à fleur de peau plutôt que l’harmonie bien tempérée*. Nous ne serions nous fier uniquement au texte imprimé ou à la partition. Nous aurons besoin de la mémoire de ceux qui nous ont précédé. Cette fenêtre est aussi un lit où l’on a aimé, où l’on rêve, où l’on dormira. Cette fenêtre est un pont écartelé en de multiples déchirures. Cette fenêtre est aujourd’hui pour certains d’entre nous un lieu où les larmes de l’exil échangent leur sel amer avec la seule mer qui veut bien les étreindre.

Mon univers esthétique est l’héritier pleinement moderne et contemporain d’une civilisation qui elle est ancienne, et a réuni de nombreux styles artistiques tout au long de ses rives, depuis le sud des Balkans jusqu’à l’Afrique du Nord, des rives sud de l’Europe jusqu’au Machreq. Ma musique est méditerranéenne, dans le sens où le vocabulaire que j’utilise  appartient à l’héritage des grandes cultures de cette aire géographique. Tous ces styles se font écho, s’opposant ou s’attirant, mais se rejoignant sans cesse. Ils sont toujours vivants et transparaissent sous mille formes complémentaires. Nous ne faisons donc aujourd’hui aucunement de la « fusion » mais recueillons au contraire à travers les mailles de notre inspiration des éléments de cette mosaïque à la fois diversifiée et homogène qui préexistait largement à notre démarche.

Cette civilisation a t’elle eu son heure de gloire autrefois alors qu’on oppose aujourd’hui avec une trompeuse évidence le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest? Il se dit qu’il y avait, à une ancienne époque, une continuité culturelle, philosophique, artistique, poétique, le long des rives de cette mer, et que les futurs maîtres faisaient leur apprentissage en voyageant dans tous ces pays qui la bordent. Elle aurait été fondatrice pour de nombreux scientifiques, médecins, philosophes. On dit que les Iznagen* ont liés les rives sud et nord et que Zyriab* a fait de même d’Est en Ouest, il y a bien longtemps déjà. Autour de nous, beaucoup d’artistes contemporains sont tentés par le désir de croire en un âge d’or. Yalan dünya?* Je ressens pour ma part comme une évidence qu’une rivière a coulé depuis l’Inde du Nord, traversant l’Asie Centrale et se jetant dans la méditerranée. Nos frères et soeurs Gitans auraient apporté comme inconsciemment un héritage du soufisme (et de la mystique hindoue) et voilà peut-être pourquoi les « letras » du « cante » flamenco et la poésie ghazal* d’Asie Centrale ont parfois une forme de quatrain très proche. Voilà peut-être pourquoi on entend parfois dans le chant d’un Kalo* du quartier San Jaume de Perpignan la même métaphore poétique que nous soufflait quelques jours plus tôt un Langa* du Rajasthan ou un qawwal* de Lahore. Pour la manière de porter la voix dans le chant, on observe également cette continuité, et cela m’a toujours inspiré. Nous avons grandi au sein de communautés françaises-gitanes-orientales et j’ai dû pour ma part inventer une harmonie à mon échelle entre ces cultures, dans ma vie comme dans mon art. Ai je seulement rêvé avoir entendu de la bouche d’une grand-mère sinti* le mot « trishul » pour désigner la croix du Christ, ce mot même qu’on utilise en Inde pour nommer le trident de Shiva? Les deux branches latérales du trident se seraient affaissées, la religion aurait changé, mais le mot serait resté. Nous utilisons, c’est vrai, un vocabulaire commun depuis l’Ouest de l’Europe jusqu’a l’Hindustan, en passant par Bucarest, Skopje et Istanbul. C’est l’espéranto tzigane. Cette continuité se vit en toute discrétion, elle ne transparait que dans les marges de la société ainsi que, amoureusement, dans nos musiques et nos poèmes. 

La poésie ghazal est une grande source d’inspiration. Aux noces gitanes en Roussillon, quand se déchirent avec une passion ritualisée les chemises neuves des proches des mariés, nous pensons toujours à ces vers du Mîr Alisher Navoï*: « Nous sommes les épicuriens, les amants, les incendiaires du monde, ceux qui se déchirent le col, et si nous sommes sur la terre de la tristesse, quel besoin avons-nous de penser au monde? »

Le quartier San Jaume (Saint Jacques) se situe au beau milieu de la ville historique de Perpignan. S’y côtoient Gitans catalans, Maghrébins, Français de diverses origines en majorité pauvres, et on y pratique trois religions principales: les cultes évangéliques, musulmans et catholiques. Perpignan est une ville très méditerranéenne, de par sa richesse culturelle et sa misère politique. Nous avons  grandi ici aussi, culturellement, rue des Bohémiens, près de la place du Puig et la rue de l’anguille. A la Pâques, la procession des pénitents de la Sanch* me rappelle l’Achoura* chiite, le Christ martyrisé et sa couronne d’épines ressemble tant parfois à Imam Hussein, même si ici ont disparu les flagellations. Il s’est développé ces dernières années autour de la figure du grand cantaor Camaron de la Isla une iconographie qui évoque ce visage de souffrance incarnant le martyr gitan du Chant Profond.* 

Je cherche une voie qui aille vers toi. / S’il est un remède à ma folie insatiable, c’est la mort. / Je cherche le médecin qui, en guise de remède, me donnera du poison.   (ghazal urdu*)

Tout le monde demande à Dieu / la santé et la liberté; / Moi, je lui demande la mort / et il ne veut pas me l’envoyer.   (copla flamenca*)

Le compas* de la rumba catalane telle qu’elle respire en ces lieux, ainsi que celui des tanguillos, des fandangos courits, sonne plus oriental à mes oreilles que celui de leurs soeurs flamencas. C’est sans doute pourquoi ça a été très tôt la base du mariage orchestral et rythmique de ma musique.* Notre coeur gitan bat à cette mesure. Le flamenco andalou a développé de son côté une subtilité autre, et est devenu un monde à lui seul. Il a déchiré la planète de part en part, dans un éclair virtuose intense, une identité propre, qui dépasse le monde tzigane ou espagnol, et qui va de l’expression populaire noble à la sophistication d’une musique savante. Il propose aussi cette complémentarité rare en Europe et même dans le monde entre les formes chantées, dansées et instrumentales. Peut on souligner  que le flamenco n’est pas une forme purement tzigane (ce qui aurait peu de sens) mais l’enfant de la rencontre entre les cultures gitanes et andalouses? Il tient à la fois du père et de la mère. Le Payo* Paco de Lucia et le Kalo* Camaron de la Isla en forment un couple emblématique. En France, par exemple, ce mariage entre nomades et sédentaires a donné tout autre chose: le jazz mânouche, qu’ont popularisé le Mânouche Django Reinhardt et le Gadjo* franco-italien Stéphane Grapelli, est le fruit du mariage entre la culture parisienne gadji* d’entre-deux guerres et la culture tzigane. Dans le Sud des Balkans, la chanteuse rom Esma Redzepova et le musicien gadjo Stevo Teodosievski incarnent eux aussi la même rencontre esthétique fructueuse. Voilà trois grands styles musicaux occidentaux issus de métissages entre les cultures tziganes véhiculées par ces nomades originaires de l’Inde et les cultures européennes locales, principalement sur les Rives Nord de la Méditerranée. Elles me sont apparues comme une alternative inespérée à l’américanisation culturelle de l’Europe du Nord au même moment, après la deuxième guerre mondiale. Et cela s’est fait « par le bas », les acteurs à l’origine de ces mouvements musicaux étant principalement issus des classes pauvres de la société. Pour moi, ce « bas « est  proche de mes propres racines, c’est là où l’eau coule, où la vie s’est répandue et continue à se répandre, malgré tout, depuis que le monde est monde.

« Les contreforts montagneux du Taurus commencent dès les bords de la méditerranée. A partir des rivages battus de blanche écume, ils s’élèvent peu à peu vers les cimes. Des balles de flocon blancs flottent toujours au-dessus de la mer. Les rives de glaise sont unies et luisantes. La terre argileuse vit comme une chair. Des heures durant, vers l’intérieur, on sent la mer, le ciel: odeur prenante. » Yaşar Kemal / Memed le Mince (trad Guzine Dino) »

Cette culture méditerranéenne m’a permis paradoxalement d’aborder avec plus de respect et une meilleure compréhension stylistique les musiques traditionnelles populaires de France. La plupart des traditions de nos régions étaient à l’origine basée sur un sytème modal bien souvent non tempéré et c’est grâce à ma pratique du luth méditerranéen ‘oud et à ma familiarité avec les systèmes modaux orientaux que j’ai entamé la collaboration avec le chanteur breton Erik Marchand*. Au cours des années quatre vingt, je composai donc pour sa voix  sur les modes que nous avions déduits fidèlement des interprétations des Anciens. Aujourd’hui, en Bretagne, à travers la structure Drom, de nombreux jeunes musiciens bretons pratiquant le répertoire traditionnel se tournent vers l’est et le sud de l’Europe (Roumanie, Turquie, Maroc, …) pour parfaire leurs connaissances musicales et apprendre à improviser et orchestrer en respectant le style originel. 

Je te fume, / Voile réel, / C’est ainsi, / Je fume ma vie, / Je fume ma joie, / Ma peine, / Quand mes gestes, / je le sais, / Te brûlent. // Le monde / Est une acre cigarette / Sans filtre. // Qui est l’allumette, / Le soufre, / L’étincelle, / La flamme / À mes lèvres? // Ça y est, / Vois tu, / J’ai roulé / puis grillé / ma modeste route de papier / Et tu récoltes les cendres / Sur ton corps, / Sur tes cheveux noirs / Qui lentement blanchissent. // Main à main, / Côte à côte, / Nous prenons / Ce chemin / Que l’âge induit. // Braise, / Ma plaie rouge, / Mon cœur qui bat.

Plus à l’Est, en Grèce, est né au début du vingtième siècle un style musical lié à des mouvements de population tragique entre deux rives de la méditerranée, et au choc de deux esthétiques musicales aux logiques à priori opposées: le langage modal et le langage harmonique. Venant d’Asie Mineure, en particulier de Smyrne et Constantinople, il y avait parmi ces « migrants » que chassait le conflit gréco-turc  de grandes voix (et instrumentistes) comme Rosa Eskenazi* ou Marika Papagika* et qui vont progressivement poser leurs phrases évoluant jusque là dans le creuset des maqamat* turcs sur les harmonies de la musique savante occidentale, ce qui donnera le beau style du rebetiko. 

Cette rencontre s’est déroulée également ailleurs comme en Andalousie avec le flamenco, et on peut à cette occasion évoquer en écho un genre plus lointain géographiquement mais aujourd’hui mondialisé, en provenance du sud des Etats-Unis qui est le blues, et qui a connu la même gestation.

« La poésie est à la prose ce que la révolution est à la politique » dit Breyten Breytenbach*. Une pensée esthétique dominée par l’éthos modal implique comme tout discours une logique qui véhicule sa propre vision du monde. Les notes qu’utilise ainsi le musicien ont chacune leur personnalité, qui est définie par rapport à leur distance avec la note principale. On peut comparer les degrés d’un mode  aux membres d’une famille. La note principale serait la mère, par exemple. C’est le repère incontournable. A partir de là, jouer telle note, ou ne pas la jouer a une importance, comme la présence d’un membre de la famille ou son absence, son apparition ou sa disparition, influent sur l’atmosphère de la communauté. Si l’auditoire a la culture de la musique modale jouée, chaque mouvement de note est significatif pour lui. La seule note pouvant être jouée en même temps que les autres du mode est celle qu’on considère comme « la mère ». Il n’y a donc pas de polyphonie, ni d’accords harmoniques, mais un mouvement et des tensions entre les différentes personnalités du groupe familial. Il peut y avoir des modulations: le père est absent, tout le monde l’attend depuis le début de l’improvisation, et c’est l’oncle qui vient et qui fait comprendre qu’il prendra la place de son frère. Se développe, avec des caractéristiques différentes propres aux différentes cultures modales, un jeu de tensions mouvantes à créer et résoudre tout au long de la dialectique de l’improvisation. Nous sommes dans un idiome proche de la densité poétique où chaque mot est crucial et porte en lui l’équilibre du discours global. L’harmonie musicale quant à elle met en avant la polyphonie, les choeurs, les accords, elle est comme la prose, le roman, il faut du recul pour juger du sens du discours, on ne peut accorder autant d’attention à chaque élément, c’est donc sur l’architecture d’ensemble qu’on saisira et qu’on sera saisit par le propos. Improviser modalement et écrire de la poésie correspondent pour moi au même geste esthétique, au même engagement face au monde. Ecrire de la prose se rapprocherait si l’on veut de la composition savante occidentale ou de l’improvisation jazz où les repères sont les grilles harmoniques et où on ne met pas en jeu une hiérarchie scrupuleuses et porteuse de sens entre chaque note, c’est le mouvement général de la phrase musicale ou littéraire qui compte. Quand ces deux visions se croisent, lorsque l’harmonie des accords musicaux accompagne le jeu soliste modal, cela crée un trouble, un tremblement, comme l’invention d’un nouveau monde, avec de nouvelles règles, et ça donne le subtil jeu de guitare du flamenco accompagnant le chant modal du cantaor en Espagne andalouse, le baglama* ou la guitare accompagnant le amane* du rébète* dans les cafés du port du Pirée, en Grêce, le mode mineur pentatonique du bluesman posé sur un accord majeur dans le Sud des Etats- Unis, ce qu’on appellera la note bleue, cette tension entre deux visions du monde, cet échange érotique. Etonnamment, ces différents styles racontent en parallèle les mouvements culturels et philosophiques du vingtième siècle. 

La méditerranée s’étire sur ce fil, l’équilibre est toujours remis en jeu, le beauté à conquérir est à la mesure des risques que nous prenons pour atteindre nos rêves sans renier la fidélité à nos racines, sur les rives* de notre mer commune. Il y a là les sources disponibles de futures et dignes modernités esthétiques inédites. *

Comme l’écrit le philosophe Souleymane Bachir Diagne, « La fidélité est dans le mouvement et non dans le fait de s’arc-bouter sur une identité que l’on croit devoir défendre contre le temps. »*

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LE MAITRE DES SILENCES

Te souviens tu de ce concert du regretté Munir Bashir* où tu t’étais rendu il y a bien longtemps, près de Paris. Tu n‘étais pas encore musicien professionnel. Le maître irakien du ‘oud incarnait pour toi le modèle absolu, tu étais très ému. Installé au premier rang, tu salues un autre jeune homme assis à ta droite qui se présente alors comme joueur amateur du luth oriental. Arrivés dès l’ouverture des portes, vous avez du temps devant vous et commencez à parler de vos maqamât* préférés. L’inconnu t’interroge sur Awshâr* dont Munir Bashir avait gravé une version de référence en 1971 pour Simon Jargy*. Tu essaies péniblement de traduire tes sentiments liés à ce mode avec des termes abstraits, intellectuels, mais tu es en vérité un paysan venu du village à la capitale et tes mots sont comme tes orteils serrés dans les souliers cirés trop petits que ton pote Abdelkrim t’a prêtés pour cette occasion, sur le parking du terrain de foot où il jouait. Et lorsque ton voisin de fauteuil à son tour décrit Awshâr, il raconte un marché à l’aube, des odeurs, des sons, toute une description poétiquement concrète qui aussitôt rend tes propos précédents ridicules. Tu t’en veux d’avoir voulu être quelqu’un d’autre, car c’est ainsi, de cette manière, que tu voulais décrire ce maqam, il n’y a que la poésie qui puisse décrire par les mots la paix, la guerre, et l’art modal. En vérité, Awshâr t’accompagna à l’adolescence et évoque pour toi un monde mystérieux que tu ne saurais décrire encore aujourd’hui. L’improvisation royale de Munir Bashir se construisait toujours autour du silence qui était le réel pilier de son discours. Mesurer l’intensité de son propos, c’était humer la qualité des silences, leur parfum changeant et subtil. Rien n’était ostensible dans son jeu, dans sa technique, et c’est particulièrement lorsqu’il s’interrompait que tu mesurais la profondeur du discours, à voir s’ouvrir un vide existentiel abyssal sous ton âme. On pouvait prendre peur de tant de lucidité partagée, ou être réconforté, cela dépendait des modes choisis et de l’humeur de l’artiste. Le maître était alors comme un grand-frère qui te chuchotait des paroles consolatrices à l’oreille, il te comprenait, vous vous compreniez. Tu le rencontreras personnellement en 1997, à la suite d’un concert que tu donnais à Amman et auquel le Maître était venu assister en famille, quelques mois avant qu’il ne quitte ce monde. Lorsqu’on voit aujourd’hui sa belle et fière Mossoul natale meurtrie et dévastée, on songe qu’il est peut-être mieux qu’il repose en paix, à l’écart de ce monde si cruel, et qu’il n’ai pas eu à vivre cela.

La mer et le désert / se déchirent / à l’ombre des dunes. / Personne n’en dit rien. // Les grains de sable et l’écume / ont dessiné sur sa peau tendre / la carte d’un monde en feu. / Personne n’en dit rien. // Iqbâl a parlé, Heaney lui a répondu, / personne n’en dit rien. // Tu t’es levé, vent du Sud, / avec les lèvres sèches / et une soif de pierre noire. / Personne n’en dit rien. // Et pendant ce temps, / à l’ombre des dunes, / se déchirent / le désert et la mer. *

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UNE JEUNESSE MAROCAINE

En 2006, nous sommes invités une première fois au festival des musiques gnawa d’Essaouira, pour une rencontre de création avec le maâlem* marocain Abdendi el Gadari. A la fin de ce séjour, un journaliste d’un quotidien marocain nous demande quel effet a fait sur nous cette découverte de la culture tagnaouite et de ses musiciens. Nous lui répondons simplement que cela nous a rappelé notre jeunesse, lorsque nous écoutions Nass El Ghiwane, Jil Jilala ou bien le maâlem Mustapha Bakbou dont nous admirions le jeu de hajouj*. La France qui nous a vu grandir dévorait aussi les cassettes VHS de Wadi al Safi, Najaat Atabou et Nazem al Ghazali.

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INCARNATION D’UN DESIR

S’il existe une culture méditerranéenne, c’est principalement à travers des lignes de force communes, et si elles sont fascinantes de vitalité, faire se confronter les répertoires traditionnels de plusieurs régions de la Méditerranée sur une même scène est la plupart du temps un geste naïf ou ambigu de politique culturelle et non pas un acte artistique en soi. Il faut qu’il y ai l’incarnation d’un désir, à l‘échelle humaine d’un artiste, qui s’appuie sur ces forces réelles. On retrouve exactement à l’échelle de l’histoire des cultures, de l’histoire de l’art, de l’histoire d’une vie humaine, cette tension entre l’identité qui se construit petit à petit, grâce au mouvement, et non pas en opposition. 

Il y a une vérité dans la beauté qui sourd du monde, et nous polissons un fin miroir qui pourrait refléter cette lumière; ce geste est le sens de notre art. Mais le vrai voyage est intérieur. La musique comme la poésie se nourrissent à cette source intime, au creux du cœur, sous l’étoile, car il n’y a pas d’ailleurs meilleur, ni d’âge d’or dans le passé.

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Notes:

(Çukurova) Entretiens avec Alain Bosquet. Titi Robin a rencontré le romancier et lui a rendu hommage à plusieurs reprises.

nafidha, pencere, parathyro, khidkee: fenêtre en arabe, turc, grec et hindi.

(harmonie bien tempérée): Le système harmonique, utilisé en musique occidentale savante, puis plus récemment dans les styles populaires et/ou commerciaux, se base sur un système de notes séparées exclusivement et mathématiquement en demi-ton, excluant ainsi les quarts de ton des tempéraments inégaux.

Iznagen: groupe amazigh d’Afrique du Nord

Zyriab: Musicien, poète et savant du neuvième siècle, il officia de Bagdad à Cordoue. On le dit à l’origine du ‘oud et de la musique arabo-andalouse.

Yalan dünya: « monde mensonger » en turc (thème récurrent dans la poésie chantée des aşık turcs (poètes chanteurs anatoliens). Ecouter les chants portant ce titre de Neşet Ertaş ou Aşık Daimi.

ghazal: poésie amoureuse, philosophique et mystique

Kalo (Calo): gitan du sud de l’Europe (fém: kali)

Langa: caste de musiciens du désert du Thar au Rajasthan indien.

qawwal: interprète du répertoire chanté soufi « qawwali », en Inde et au Pakistan

(Sinti: mânouche (masc: Sinto)

Mîr Alisher Navoï: Célèbre poète ouzbek du 15e siècle

Sanch: Procession du Vendredi Saint par la confrérie de la Sanch en Catalogne Nord.

Achoura: Pour les musulmans chiites, Achoura est le jour de commémoration du massacre de l’imam Hussein et des siens par le califat omeyyade à Kerbala en Irak.

(Chant Profond): On dit que le célèbre tatouage que portait Camaron à la main gauche – une lune et une étoile de David- rendait hommage à la souffrance, aux côtés du peuple Gitan, des Musulmans et des Juifs, au long de l’histoire d’Espagne.

(ghazal urdu): poème de Sahir Ludhianvi « Na to caravan ki talash hain » pour le film « Barsaat ki Raat » de P.L. Santoshi /1960

(copla flamenca): couplet traditionnel de polo et solea

compas: rythme

(mariage orchestral rythmique de notre musique): écouter « Fandangos Maures » (album Titi Robin « Un ciel de cuivre » naïve / 2000)

Payo: non gitan (en langue kalo) (fém: paya)

Kalo: Groupe gitan majoritaire du sud de la France à l’Espagne

Gadjo: non gitan (en langue mânouche) (fém: gadji)

Erik Marchand): écouter: « Bolom Kozh » (CD « An Henchou Treuz » Ocora Radio France C559084)

Rosa Eskenazi: écouter « Usak tsifte-teli manès » Greek-Oriental Rebetica », Folklyric, 1991

Marika Papagika: écouter « Zmirneikos Balos » Greek-Oriental Rebetica », Folklyric, 1991

maqâm: mode musical de la musique arabe (pluriel maqâmat)

rebetiko: style musical grec du début du 20e siècle né à l’occasion de l’arrivée au port du Pirée des réfugiés grecs d’Asie  mineure et du mariage de leur style avec la musique locale de l’époque.

(Breyten Breytenbach) Entretien avec Tanella Boni, Africultures, mars 2009

baglama: petit bouzouki grec destiné à l’accompagnement

amane: improvisation vocale grecque similaire au style « gazel » turc

rébète: interprète du rebetiko

(Les Rives): coffret réunissant trois disques sortis respectivement au Maroc, en Turquie et en Inde et dans lesquels Titi Robin rend hommage à ses influences esthétiques.

(modernités esthétiques inédites) : Ecouter « Flamenhijaz-Rosée pour Nargis » 

Issu du disque « Taziri » World Village – Harmonia Mundi 2015

Un exemple de musique méditerranéenne contemporaine, avec un langage bien ancré dans les racines de cette grande culture du sud. Nous alignant par jeu sur les standards esthétiques dominants en occident, on pourrait comparer la formation à un quartette de jazz où la guitare serait remplacée par le bouzouq, le piano par l’accordéon, la contrebasse par le guembri, et la batterie par les percussions. Il y a également l’aisance  instrumentale et les improvisations solistes et collectives qui font le lien avec la musique nord-américaine. Par contre, le langage mélodique et rythmique n’est en rien inspiré des musiques anglo-saxonnes. C’est du « pur jus » méditerranéen, dans sa richesse multiple. Le guembri gnawa s’émancipe de manière tout à fait novatrice dans l’improvisation grâce à la solide culture polyrythmique marocaine de Mehdi Nassouli, les percussions de Ze Luis Nascimento frôlent la perfection d’une virtuosité à la fois charnelle et abstraite (écouter le phrasé déroutant de son solo), l’accordéon hérite du lyrisme brillant de la culture parisienne et européenne de Francis Varis, et Titi Robin poursuit sa quête d’un langage radicalement engagé esthétiquement qui assume sa culture gitane européenne (un vrai « compas » de tangos/ rumba joué au bouzouq!) et le mariage de modes musicaux à la fois anciens (maqam hijaz) et innovants (mode nargis, invention du compositeur). 

(Souleymane Bachir Diagne): in « Bergson postcolonial », CNRS Editions p.70

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maqamât: pluriel de maqâm

Awshâr: maqâm du sud-est méditerranéen

Simon Jargy: musicologue qui dirigea en 1971 l’enregistrement historique « Ud classique arabe par Munir Bachir » à Paris, pour l’O.R.T.F. (Ocora Radio France OCR63) 

(La mer et le désert …): in « Personne n’en dit rien » (CD « Rebel Diwana » Titi Robin / Suraj Productions 2018)

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maâlem: maître

hajouj: luth basse joué par le maâlem au cours des cérémonies gnawa (également nommé guembri, sintir)

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