photo ci dessus: Yaşar Kemal et Titi Robin à Istanbul en 2010

En juin 2017, Titi Robin était en Turquie pour préparer un spectacle original et une tournée dans le pays. Le quintette, baptisé « Yer Bakır »*, était composé de trois solistes de la musique turque: Sinan Celik (flûte kaval), Hüseyin Yalçın (kemençe), Burcu Yankın (percussions), et de la chanteuse  Özlem Taner, réunis autour des compositions et du jeu du musicien français (bouzouq, guitare). Les textes, chantés en turc, étaient issus de poèmes de Titi Robin traduits et adaptés et de poésies traditionnelles turques.

Quintet YER BAKIR

Cette tournée, comme le disque « Gül Yaprakrarı » (réalisé et produit en 2010 en Turquie puis inclus dans le coffret des Rives), était dédiée à la mémoire du romancier Yaşar (Yachar) Kemal, influence majeure de Titi Robin et s’ouvrit à Adana, (qui fût la première ville où l’écrivain débuta sa carrière, après avoir tout jeune quitté son village) dans un lieu qui lui est consacré, en présence de sa veuve Ayşe Semiha Baban, et se clôtura à Istanbul à l’occasion de la fête de la musique.

Les artistes invités:

Sinan Celik est un maître (Hoca) incontesté de la flûte populaire turque et un pédagogue respecté, et il est depuis sept ans un des compagnons de Titi Robin au sein du spectacle des Rives et du disque « Gül Yaprakrarı ». Hüseyin Yalçın est un soliste virtuose du kemane (vielle à archet de la famille du kemençe), originaire du centre de l’Anatolie. Burcu Yankın est une percussionniste spécialiste du daf dans le style kurde. Elle est membre de la célèbre formation Kardeş Türküler et évolue aujourd’hui au sein du trio Miraz. Özlem Taner, chanteuse du répertoire turkmène, originaire de Gaziantep, mène une carrière solo et avait collaboré également avec Titi en 2010 au sein du disque « Gül Yaprakrarı » où elle interprétait la chanson « Farımaz-rumba türkmen ». 

Dates de la tournée

mardi 6 juin: Adana  /  mercredi 7 juin: Eskişehir  /  vendredi 9 juin: Ankara  /  mercredi 14 juin: Izmir  /  Jeudi 15 juin: Istanbul 

Yer Bakır chez Sinan Çelik (journal Yeni Şafak)

* YER BAKIR

« En l’An 2000, j’ai enregistré le disque « Un ciel de Cuivre » où il y avait un instrumental composé en hommage au célèbre poète et chanteur troubadour alevi Aşık Veysel: « La terre noire »,  qui faisait référence à sa chanson fétiche et très populaire en Turquie « Kara Toprak ». Lorsque peu de temps après j’étais invité à jouer à Istanbul pour l’anniversaire de Açik Radyo (fameuse radio indépendante), les journalistes en m’interrogeant m’ont fait réaliser que j’avais baptisé ce disque sous l’influence du livre de Yaşar Kemal, « Terre de fer, ciel de cuivre » dont le titre original est: « Yer Demir Gök Bakır ». Au moment où je vais visiter cette terre d’Anatolie, et le berceau de l’écrivain, pour la première fois (auparavant, je me produisais toujours à l’Ouest de la Turquie), j’ai souhaité nommer ce projet « Yer Bakır », « Terre de Cuivre », comme une fusion, une incarnation du ciel intérieur de mon inspiration dans ce sol si souvent rêvé. Il y a bien sûr également une lecture ancrée dans la réalité sociale du peuple turc aujourd’hui, que chacun pourra faire, de par la coloration rouge de la terre, et le travail de ce métal par coups, par martellement. »

Titi Robin

 

Article du journal turc Yeni Şafak paru lors de la tournée et traduit en français:

1) Est-ce que vous aviez déjà eu une coopération avec des musiciens ou artistes turcs? Qui sont-ils?

J’ai collaboré avec le percussionniste Okay Temiz en 1993, pour une série de concerts en France en compagnie du chanteur Erik Marchand. J’étais venu résider chez lui à Istanbul quelques jours pour répéter et nous étions allé ensemble à Gelibolu rencontrer le clarinettiste Hasan Yarim Dunya (avec qui j’ai joué plus tard plusieurs fois en Europe toujours avec Erik Marchand). C’était cette année là ma première expérience avec des musiciens turcs de grande renommée, même si j’avais joué plus jeune avec des amis d’origine turque, mais ce n’était pas encore dans un cadre professionnel. J’avais invité également en 2000 une jeune chanteuse turque qui vivait en France, Hacer Toruk, pour mon disque « Un ciel de Cuivre ». En 2011, j’étais venu enregistrer le disque « Gül Yaprakrarı » au studio Duygu Müzik avec de nombreux invités turcs: Özlem Özdil, Sinan Çelik, Selçuk Balcı, Aziz Hardal, Muammer Ketencioǧlu, Izzet Kızıl, Cem Ekmen, Hasan Yarim Dunya et Hacer Toruk pour la maison de disque A.K.Müzik ). Ce disque a ensuite été diffusé internationalement au sein du coffret « Les Rives ». 

2)Les sons et les musiques locales ou traditionnelles sont de plus en plus répandues de nos jours dans le monde musical, quelle est votre contribution et celles des musiciens comme vous?

Je pense que notre rôle est de montrer aux jeunes générations qui ont la chance de naître dans un pays avec une riche culture, comme la Turquie, que c’est un trésor qu’il faut préserver, et transmettre. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas évoluer mais qu’il faut respecter ces racines et apprendre d’elles, car c’est une école artistique d’une valeur inestimable. De plus, si vous avez un tel bagage culturel et que vous voyagez, le public à l’étranger sera heureux de le découvrir. Si vous imitez la musique internationale standardisée d’influence anglo-saxonne, ce ne sera qu’une copie de l’original. Par contre, les musiques traditionnelles contiennent en elles-mêmes plein de pistes pour évoluer et s’adapter à la société moderne, ce sont des arts vivants. En ce qui me concerne, je crois vraiment que les musiques de la méditerranée doivent comprendre qu’elles font partie d’une grande famille qui a grandi en échangeant, en partageant. 

3) Pourriez-vous nous raconter votre nouveau projet « terre de cuivre »? Comment ce projet est né?

Après avoir enregistré le disque « Gül Yaprakrarı » en 2011 à Istanbul, je n’avais plus eu l’occasion de présenter mon répertoire sur scène en Turquie. J’invitais bien sûr régulièrement le maître du kaval Sinan Çelik pour des tournées internationales mais c’était frustrant de ne pas présenter ces morceaux au public turc alors que ce pays avait tant nourri mon inspiration. De plus, je n’avais jamais joué dans l’Est de l’Anatolie jusqu’à présent. Je remercie l’Institut Français de Turquie de m’avoir proposé de combler cette lacune. 

4) Quels seront les apports du projet « terre de cuivre » à la musique turque?

Je me dois d’être modeste. Comme tout artiste, j’ai une parole qui vient de l’intime, qui parle de l’expérience humaine, des joies, des douleurs, qui cherche à exprimer le sentiment d’un homme, le goût de la beauté, le prix d’une vie debout. La musique me permet de le dire tout haut, de le partager avec d’autres artistes puis avec le public. J’ai au départ une culture française méditerranéenne, avec des influences gitanes et orientales très profondes dans ma vie. Ce que j’ai reçu comme influence des musiques turques (je préfère parler au pluriel car vous avez de nombreux styles en Turquie) et de vos poètes, je l’ai mêlé à ma propre culture et à ma propre personnalité, et je vous le rends ensuite, c’est un échange. Yaşar Kemal lisait toujours l’écrivain français Stendhal avant d’attaquer un nouveau roman. Nous sommes tous issus d’un père et d’une mère.

5) Pourriez-vous nous raconter un peu votre démarche en analysant ou en faisant la connaissance de la musique de ce pays? Quels sont les aspects intéressants de la musique turque pour vous?

Ma connaissance des musiques de votre pays est très intuitive car je suis un autodidacte, je n’ai pas appris la musique dans les écoles, je n’ai pas eu un professeur, mais mille, et je continue d’ailleurs à apprendre tous les jours (ces jours ci, par exemple, avec les amis du projet «Yer Bakır »). J’ai d’abord rencontré dans ma jeunesse des amis, en France, qui jouaient le baǧlama, et j’écoutais de mon côté les cassettes de Muhabbet, Aşik Veysel, Muharrem Ertaş, mais aussi le ney de Ayri Tümer ou Ulvi Ergüner, tout en lisant Ince Memet pour la troisième fois, dans la traduction splendide de Münnever Andaç. Guzine Dino avait également traduit les poètes du groupe Garip avec par exemple Melih Cevdet Anday ou Oktay Rifat. C’était comme si je me promenais dans un sentier parfumé de fleurs et que je cueillais celles dont le parfum me troublait sans comprendre même pourquoi: les poètes chanteurs Aşik comme le tanbur de Cemil Bey. 

6) Est-ce que vous allez poursuivre les concerts avec ces musiciens turcs l’année prochaine?

Je l’espère car nous créons un nouveau spectacle en ce moment et nous désirons bien sûr le partager avec le plus de monde possible, tout d’abord en Anatolie et dans toute la Turquie, puis pourquoi pas à l’étranger également. 

7) Pourriez-vous nous raconter votre relation avec Yasar Kemal et ses oeuvres?

Yaşar Kemal est pour moi un écrivain universel et un des génies de la littérature du XXe siècle. Il sait entrer si profondément dans l’intimité de l’âme humaine et la traduire de manière très subtile et poétique. Il arrive également à saisir la complexité des relations sociales et leurs interactions avec le destin individuel d’un homme ou d’une femme, la part de mystère dans les rapports entre l’homme et la nature, et comment les sentiments les plus élevés et les plus bas peuvent cohabiter dans un même coeur. Et tout cela, il le fait avec bienveillance, il ne condamne jamais, il dévoile, il met en lumière. Et lorsqu’il approche d’une vérité philosophique ou existentielle, sa prose devient poésie, il y a une fusion soudaine entre le fond et la forme. C’est ce que j’admire le plus. C’est un idéal pour moi, quelle que soit la forme d’art. C’est un artiste qui a inspiré ma musique en général. J’avais correspondu avec lui auparavant mais je n’ai rencontré Yaşar Kemal qu’une seule fois, en 2011, et nous avons échangé grâce à Ayşe Baban qui parle français. Je viens moi aussi d’une modeste famille d’un village (de l’Ouest de la France) et j’ai un grand respect pour la manière dont il réussit a à la fois être si ambitieux esthétiquement avec une recherche artistique radicale, sans rien renier de ses racines populaires. Je connais peu d’écrivains occidentaux qui ont réussi cela et, je dois l’avouer, aucun romancier français. Je lui ai dit et je crois qu’il m’a compris. Puis j’ai joué pour lui de mon bouzouq, et il a chanté pour moi une chanson de son enfance après avoir embrassé mon instrument. Nous étions très ému, ce moment reste gravé dans mon coeur. Sa veuve, Ayşe Baban, m’a confié récemment que Yaşar Abi aurait été très content de cet hommage que nous réalisons aujourd’hui avec « Yer Bakır », et j’en suis fier.

8) Est-ce que vous écoutez les chansons des poètes traditionnels anatoliens? Qu’est-ce que vous pensez ou savez sur la musique traditionnelle des poètes anatoliens ? 

Dans une de mes poésies, j’ai écrit: 

« … Cette nuit, / J’ai rêvé que Yunus Emre prenait Yaşar Kemal par l’épaule, / et que, tels deux frères, ils visitaient le monde. / J’ai rêvé que Köroglu frappait à la porte / de la maison de mon père… »  *

Vous le voyez, j’’ai un rapport ancien et intime à la poésie anatolienne. Je pense qu’elle est universelle par la richesse de son discours, et par le mariage très difficile à réaliser de la simplicité dans la forme et de la profondeur dans l’expression. C’est un modèle pour moi, également dans la musique. J’ai été vraiment touché par des poètes comme Karacaoǧlan ou Yunus Emre (que je relis très souvent). Et je trouve admirable que cette grande poésie soit portée sur les ailes du chant dans toutes les maisons, jusqu’au plus pauvres demeures. Elle porte la dignité d’un peuple, ses joies, ses souffrances, ses espoirs, et toute une mythologie qui fait le sel de sa culture.

* Voilà la poésie dans son intégralité, qui raconte l’histoire de mon retour vers la Turquie. J’ai intitulé le disque « Gül Yaprakrarı » car mes compositions sont comme des pétales de rose offertes au public turc.

« L’aube s’étire lentement

comme une jeune fille

après un profond sommeil.

Cette nuit,

J’ai rêvé que Yunus Emre prenait Yachar Kemal par l’épaule,

et que, tels deux frères, ils visitaient le monde.

J’ai rêvé que Köroglu frappait à la porte

de la maison de mon père.

Je suis de retour,

le voyage a été long.

Ces détours,

Ces sentiers sans lune,

Ces fausses pistes,

Ces contournements,

Tous ces égarements

étaient justes.

Ils formaient le dessein

De mon destin.

je m’assois sur la terrasse qui domine la Corne d’Or (Haliç)

à l’ombre de ta vigne.

Ce café noir que tu m’offres,

il a le goût de ma vie,

je l’ai bue sans sucre, son amertume.

Sur le seuil,

je dépose doucement ces pétales de roses.

Je les ai cueillies tout au long de ma route,

en pensant à vous.

Qu’elles parfument votre maison. »

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de gauche à droite: Burcu Yankın, Sinan Celik, Titi Robin, Özlem Taner, Hüseyin Yalçın

While waiting for an English version of this site, here is some reading through the point of view of a musical journalist: On An Overgrown Path, by dear and respected Bob Shingleton.